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Double critique Le joker / Ne vous retournez pas par Emma Peel
ENVOYÉ le 31 mai 2005
à lire après diffusion des épisodes et, en aucun cas, dans d’autres circonstances…
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Il nous a semblé judicieux d’établir une critique conjointe et parallèle de ces deux épisodes, et ce, pour deux raisons : la première est évidente, puisque Le joker est un remake, presque scène par scène, de Ne vous retournez pas ; la seconde est un parti pris (contestable, bien sûr, comme tous les partis pris) : celui de mettre en exergue à quel point les épisodes estampillés Cathy Gale constituent la genèse de ceux qui ont été illuminés par la présence de Mrs Peel. Toutefois, il n’est pas question de réduire cette succincte analyse à une énumération des mérites et des éventuels défauts de chacun de ces épisodes, dans le but de désavantager Ne vous retournez pas, mais plutôt de porter un regard strabique sur une seule et même histoire traitée selon des axes en décalage, l’un par rapport à l’autre.
Il est certes possible de préférer Le joker, pour des motifs objectifs – si tant est qu’un jugement de goût, kantien ou non, puisse prétendre à l’universalité – mais, en tout état de cause, il serait inique de n’éclairer l’épisode avec Cathy Gale qu’au regard de son prestigieux remake. Les deux épisodes méritent d’être regardés et appréciés intrinsèquement.
Notre présupposé est le suivant : Cathy Gale est une version possible d’Emma Peel – plus humaine, non exempte de faiblesses – et, par conséquent, Le joker une variation possible – mais non exclusive – de Ne vous retournez pas. Imaginons ceci : un voyage dans la quatrième dimension, où tous les possibles peuvent exister en même temps. C’est peut–être ça le sens d’un remake. Comme un variation sur un thème musical donné…
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Une horloge indique trois heures. Nous remarquerons, par la suite, que la pendule est figée à cette heure–ci. Un drôle de magot (il me donne l’impression de représenter ceci) est assis sous la pendule. Une main munie d’un couteau découpe des lamelles dans une photo de Cathy, extraite d’un magazine, qui a pour titre «Hers», que l’on peut traduire par «Personnalités». Puis des ciseaux s’attardent sur ses dents et ses yeux. Ces deux obsessions se retrouvent dans le prestigieux remake. Les dents pour mordre ou embrasser fougueusement et les yeux pour toucher à distance. Quelle sensualité débridée ! Quelle sexualité inhibée peut–on ressentir dans ces images ! Cette main porte une bague dont on a du mal à identifier le motif.
Steed passe voir Cathy et lui parle de son tailleur italien et des tenues moulantes (sic !) qu’il lui a proposées. Selon toute évidence, Cathy s’intéresse à la période shakespearienne et Steed fait de l’humour au sujet d’un morceau d’armure qu’il trouve au beau milieu de croquis. «I dreamed I was going rusted in my…» [J’ai rêvé que j’ étais en train de rouiller dans… ] – j’ai été incapable de trouver l’origine de cette citation et je le regrette… Steed est très volubile et admet que la mode vestimentaire ancienne avait du bon, exceptée… la ceinture de chasteté ! À ce moment, Cathy lui lance un regard un peu curieux… Surtout quand il affirme être venu pour obtenir «plus qu’un café…» Le petit flirt entre les deux protagonistes est une mécanique bien huilée, si l’on me permet cette expression : Steed dans une position offensive et Cathy Gale dans celle, plus réservée, de la dame qui se contente d’être désirée. Il y a un peu de l’amour courtois dans cette relation – surtout du côté de Cathy… La relation entre Steed et Mrs Gale est, décidément, plus ambiguë et plus excitante que celle, plus tendre et énamourée, qui unit le même homme à Mrs Peel.
Mrs Gale a reçu une invitation du Cavalier Resagne, célèbre médiéviste, qui a apprécié son article. Steed prononce la même phrase qu’il prononcera dans Le joker : «Cela sonne comme un opéra.» Or, ici, ce n’est pas vraiment le cas… Mais le thème de l’opéra est celui de la passion. Elle se propose d’y aller, seule – Cathy est bien plus indépendante qu’Emma ou plus désireuse de mettre de la distance entre elle et John. Mais Steed, à la réflexion, s’impose et propose de l’emmener, afin de rôder sa nouvelle voiture (une Lagonda, immatriculée GK3295). Il lui dira plus tard qu’il aime savoir quelles sont ses fréquentations. Il est bien normal d’avoir envie de connaître les amis de ses amis… Même si cela sonne, ici, comme une sorte d’instinct de possession de la part de Steed.
La musique qui accompagne leur promenade champêtre est étonnante d’espièglerie et transmet au spectateur, sans qu’une seule parole soit échangée entre eux, la complicité qui existe entre les deux partenaires. Il y a de quoi, en contemplant ces images, briser l’image d’une Mrs Gale froide et masculine. Cet épisode nous la montrera sous le jour d’une femme extrêmement sensible. Le summum de la procédure de drague engagée par Steed advient lorsqu’il stoppe la voiture afin d’aller cueillir un bouquet de fleurs pour la dame, figée dans un extatique sourire VOIR LA VIDÉO. Pourquoi ne cède–t–elle pas ? Un homme qui offre des fleurs, c’est touchant, même si ce n’est guère original… En général, les femmes sont sensibles à ces hommages bucoliques.
Les deux valises de Mrs Gale sont blanches : l’une est de la taille d’un vanity–case et l’autre… la réplique de celle de Mrs Peel ! Oui, il s’agit d’une sorte de valise en carton bouilli, mais dépourvue d’initiales : celles de Mrs Peel sont oblitérées par les lettres «E.P.».
La vue à l’intérieur de la maison–piège paraît cossue et armée de chandeliers. Ola semble très enfantine puisqu’elle nous est présentée d’emblée en train de «jouer» avec un cheval à bascule – trop petit pour elle. Sa tenue ressemble, pour moitié, à celle que porte son double en couleur à la fin de l’épisode, à savoir un chemisier romantique à volants de couleur blanche ou pâle qui rappelle la robe de l’autre Ola. Elle semble plongée dans une rêverie trouble et agacée par la sonnette. Elle ne daigne pas répondre très rapidement. Elle se moque insolemment du chapeau de Steed et se présente comme Ola Monsey–Chamberlain, dans les mêmes termes que ceux du Joker.
La maison semble avoir beaucoup d’écho(s) lorsqu’Ola parle. Cette maison est «au bout du monde», à l’instar de sa jumelle. Elle babille sans cesse et l’on apprend mille choses inutiles. Elle aime l’italien à cause des rondeurs des sons : «La nuit, doucement, les mystères… La nuit est mon amie.» (Nous ne garantissons pas l’exactitude des mots qu’elle prononce en italien, car notre oreille n’est point assez exercée !).
Elle affirme que cette maison «is full of dead things» [est pleine de choses mortes»] et le ton est donné. Elle tient à montrer ses caries à Steed, en lui demandant s’il est dentiste… Les dents sont un symbole sexuel dans l’interprétation des rêves – symbole de puissance et d’appétit sexuel. Cathy met fin à ce badinage et l’on apprend, enfin, que le Cavalier est de sortie (il s’est rendu à une réunion de A.H.A. – Association des Historiens et des Académiciens…).
Il est beaucoup question de vieillesse, de poussière, de choses mortes et tout ceci donne un cachet romanesque, dickensien à l’histoire. Le cœur brisé du Cavalier a quelque chose de proprement dickensien. Rappelons–nous ce personnage éminemment pathétique qu’est Miss Havisham dans Les grandes espérances. Nous songeons plusieurs fois à elle en pensant au personnage de Martin, l’amoureux déçu de Cathy. Malgré son âge et sa dégaine de squelette, Miss Havisham représente la jeunesse car elle n’a renoncé à rien, n’a fait le deuil d’aucune de ses aspirations et de ses rêves brisés. Elle a laissé sa chambre de jeune fille dans l’état où elle était au moment où elle se préparait pour son mariage, lorsqu’on est venu lui annoncer que l’homme en question ne l’épouserait pas. Elle est demeurée figée dans cet instant, ne s’est pas changée et n’a pas changé. Elle est immobile depuis cet instant. Elle vit au milieu des préparatifs du mariage qui n’aura jamais lieu : près d’un gâteau de mariage effrité, en compagnie des cancrelats de sa mémoire, vêtue de sa robe de mariée en loques, etc. Seule la poussière, la moisissure, la pourriture des choses autour d’elle et sur elle, lui indiquent la fuite d’un temps qui ne la concerne plus. Le monde de Miss Havisham est une ruine, elle–même en est une et, pour ces raisons, elle est belle dans sa laideur, heureuse dans son malheur, vainqueur dans son échec et plus vivante que n’importe lequel d’entre nous dans sa mort. La maison du Cavalier est présentée ainsi, qui n’est que l’image du cœur de Martin.
Ola prétend être la «nièce» du Cavalier. On sait ce que signifie pour une jeune fille ou femme d’être la nièce d’un homme plus âgé… Il a 76 ans. Ola a un côté très Lolita. La manière dont elle suce un de ses doigts pendant le thé est quelque peu… indécente.
Nous avons droit à la même explication concernant le tiret qui unit ses deux noms et le sous–titrage n’est pas à la hauteur : «une barre sinistre», cela ne veut rien dire ! Cela s’appelle de la traduction littérale sans intelligence ! Le tiret évoque la bâtardise du personnage. Nous développerons cet aspect lorsqu’il sera temps de parler du Joker. Notons simplement que «sinister» signifie plusieurs choses : sinistre et sénestre (et en termes héraldiques, ce qui se situe à gauche du blason – prenons la carte du joker comme un blason, qu’est–ce qui se situe à gauche ? Le cœur ?).
Elle se dit actrice, son second choix de carrière après… nonne ! Au fond, n’est–ce pas la même chose ? Il faut drôlement jouer son rôle pour se prosterner devant l’image d’un Dieu invisible…
L’épisode semble très long à véritablement démarrer et l’on a l’impression que le plus important est de planter le décor, quitte à offrir un rythme un peu mou. De ce point de vue, notre critique diachronique ne vaut pas mieux…
Ola leur offre un thé. Steed parle la bouche pleine. Il y a de quoi être déçu quant à ses manières à table. Ce n’est pas digne d’un gentleman ! Cathy Gale n’est guère mieux éduquée.
Les domestiques sont partis. Ola est seule dans la maison et l’on peut dire qu’elle la peuple beaucoup, car sa présence est énorme ! Ola fait un gringue d’enfer à Steed, qui semble résister fort bien à son charme. Il part et laisse Mrs Gale face à son destin dans cette maison sinistre. Notez le clin d’œil plus que chaleureux qu’il adresse à cette dernière (séquence à 11’56").
Ola joue avec les attributs de Steed : son chapeau et son parapluie. Une fille qui agit ainsi est une fille qui est séduite. Vérifiez par vous–même : une fille qui aime mettre votre chapeau ou votre veste est une fille qui a envie d’un contact physique avec vous… Elle se glisse dans vos fringues quand elle rêve de se glisser entre vos draps. Je parle en connaissance de cause !
Le décor de la maison est rempli de lignes verticales et ceci suggère une manière d’emprisonnement, une oppression que ressent le spectateur sans très bien savoir, au départ, à qui ou à quoi l’attribuer. Les fauteuils ont des dossiers très longs, il y a une foultitude de chandeliers, le couloir et l’escalier sont pleins de lignes verticales non brisées (colonnes, barreaux de l’escalier, etc… ), mise en valeur par des cadrages assez amples de la caméra. Le chemisier de Mrs Gale comporte également ces lignes en manière de barreaux de prison… Le noir et blanc a peu de moyens pour susciter une ambiguïté dans l’image, comme c’est le cas avec l’opposition de couleurs flagrante dans Le joker ; l’image va donc jouer avec les ombres et les contrastes, l’opposition entre l’obscurité et la lumière, le jour et la nuit, etc… Ola prétend être une créature de la nuit – tandis que, fatalement, on le devine déjà, Steed et Gale sont des êtres du jour. Pourtant, elle porte un chemisier blanc et un camé blanc monté sur un ruban de velours noir… avant d’opter pour une tenue entièrement sombre. Ce changement suggère qu’elle a basculé entièrement de l’autre côté.
Mrs Gale regarde les fleurs que lui a offertes Steed avec un sourire qui montre à quel point elle est ravie de l’attention qu’il a eue pour elle. Est–elle amoureuse, au fond d’elle–même, sans oser se l’avouer ?
Elle ouvre une sorte de grand coffre à musique et l’air qui en sort semble peu convenir à l’ambiance feutrée, très XVI siècle de la demeure. Ola vient la chercher pour déjeuner. Elle a troqué son chemisier blanc pour un pull… noir.
Des mannequins, sans tête ou avec masque, ornent la salle à manger. Ils sont vêtus de costumes de diverses époques. Ola dit qu’elle joue devant eux et qu’elle tient à les faire pleurer… Objets, avez–vous une âme ? Du vin rouge accompagne, avec disgrâce, du poisson. Ola le goûte avec ravissement, notant qu’il a la couleur du sang. Tout donne l’impression d’un banquet funèbre (ou de mariage, une union avec la mort) et Ola a des allures de vampire lorsqu’elle boit avec délectation ce simulacre de sang.
La table est très longue et la caméra se situe à l’extrémité opposée à celle où est assise Mrs Gale. Ceci donne une désagréable impression de profondeur. Nous avons la sensation de sombrer dans un trou.
Comme souvent, Mrs Gale nous est présentée en train de fumer – ce qui est un signe fort d’indépendance à l’époque… Dans les années 60, il n’était pas toujours de bon ton qu’une femme s’adonne au plaisir coupable de la cigarette. Ola reçoit un mystérieux coup de fil dont on ne saura rien. Mais, à la contempler, en train de se mordre la main d’effroi et de plaisir sadique tout à la fois, on peut supposer qu’il s’agit du Cavalier. Précisons. Non pas du Cavalier mais de celui qui va usurper sa place. Ola paraît prise entre deux pensées, deux sentiments : elle ne semble pas complètement adhérer aux événements, ni vouloir du mal à Cathy. Elle joue comme une enfant et semble effrayée parce ce qui est sur le point d’advenir. Elle prétend devoir se rendre au chevet d’une amie malade. Mrs Gale l’encourage à s’y rendre.
C’est alors qu’elle se retrouve seule et que la lumière diffusée par les lustres de l’entrée vacille, comme si le monde sombrait, par clins d’œil, de la lumière à l’obscurité, du jour à la nuit, de la vie à la mort. Joli symbole que l’on peut relever, en continuité dans le cours de l’épisode, si on en a le cœur. Admirons Toujours cette opposition de l’ombre et de la lumière, et la présence de quelques miroirs, ici et là, qui livrent le reflet d’un être qui n’est pas tout à fait nous. Avez–vous déjà eu l’impression de ne pas vous reconnaître complètement dans un miroir ? Si tel est le cas, vous présentez quelques symptômes de la schizophrénie ! À cet égard, à la fin, Martin dira que dans les miroirs il ne voyait que Cathy. Nous reviendrons sur ce point plus tard.
Mrs Gale écoute la radio et découvre une peluche (un chien ou un chat, difficile de le préciser) dans son lit. Elle s’installe confortablement et s’apprête à lire. Puis, elle s’assoupit tandis qu’une horloge sonne doucement, quelque part. Cathy entend un drôle de bruit qui la décide à s’aventurer hors de sa chambre. Un cheval à bascule se balance seul, une sonnette, puis des coups à la porte : des bruits qui s’enchaînent et se croisent.
Un type se présente à la porte d’entrée (à double battants, comme un cœur scindé en deux), genre voyou : blouson de cuir et lunettes noires. Il dit qu’il pourrait bien être Darryl F. Zanuck (célèbre producteur d’Hollywood, né en 1902 et mort en 1979, qui fut également acteur, réalisateur et scénariste. Il a fondé la Twentieth Century Films avec Joseph Schenck, qui devint ensuite la Twentieth Century–Fox), à la recherche de la nouvelle star internationale. Il lui fait un show, qui impatiente terriblement Mrs Gale. Il prétend être en panne d’essence (quelle originalité !). Au fond, ce jeune homme prend le relais d’Ola et le thème du cinéma qui était déjà celui qu’incarnait la jeune femme (quand elle se s’affublait du titre d’actrice).
Il accapare le temps de Cathy et se met dans la peau… d’Alfred Hitchcock ensuite. Ce choix n’est, bien sûr, pas anodin et permet une mise en abyme. Hitchcock est le maître du suspense, mais plus encore de l’horreur psychologique, l’horreur bien élevée si je puis dire, dont nous aurons ici un exemple en acte.
Il essaie de la draguer un peu. La sueur ruisselle de son front. Les maquilleurs du plateau ont mal fait leur travail, dirait–on ! Nous avons droit à un plan qui remonte des escarpins de Mrs Gale jusqu’à la pointe de ses cheveux et c’est, effectivement, une superbe plante, ainsi que le souligne l’étranger…
Lorsqu’il téléphone, il anticipe la scène suivante, qui va réellement advenir : les fils du téléphone sont coupés et il se met à chantonner l’air qui est celui des Avengers de cette saison. Fin de l’acte I. Cette scène, reprise dans Le joker, sonne bien mieux ici. Pourquoi ? Parce qu’elle paraît plus réelle, tout simplement. Il y a un enjeu véritable pour le spectateur, tandis que la vie de Mrs Peel ne paraît pas tout à fait en danger dans Le joker.
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L’étranger reprend un certain nombre de phrases ou de clichés appartenant aux films d’une manière générale et se met, tout à coup, à imiter l’aboiement du Chien des Baskerville, le plus que célèbre roman de Conan Doyle.
Il joue plusieurs personnages tout à coup et ôte, enfin, les lunettes noires qui lui dévoraient le visage. Il prend des poses agaçantes. Pour Cathy, il s’agit d’»affectation», c’est–à–dire de simulation ou d’artifice. Mais que cache cette affection ? Nous sommes dans le domaine des apparences, ne l’oublions pas. Le visiteur insiste bien sur ce point.
Il lui rétorque ceci : «Or maybe I just have got piggy eyes» [Ou peut–être que j’ai des yeux de cochon] littéralement, il s’agit de cela… Il lui parle des choses qu’on «cache aux enfants et aux vieilles dames !». L’homme regrette qu’elle ne daigne pas tenir le rôle qu’il voulait lui offrir dans son film. Par film, il faut entendre film pornographique et le film du visiteur est la métaphore de son fantasme. Il connaît Ola et demande des nouvelles de cette dernière. Mrs Gale, étonnée qu’il connaisse la jeune femme, semble sur le qui–vive, et elle finit par le mettre à la porte sans ménagement, mais il a le temps de subtiliser une clef. Il contemple les jambes de Mrs Gale – on le comprend, même de notre point de vue féminin et hétérosexuel ! – mais notre veuve préférée ne perd pas une seconde pour le faire valdinguer à travers la pièce lorsqu’il s’approche trop près d’elle. Bien envoyé !
Le numéro du jeu homme est excellent et les dialogues mille fois plus savoureux et osés que dans Le joker. Cathy le met tout à fait à la porte mais l’homme l’informe que de toute façon Ola ne reviendra pas et qu’elle a pris un train. On sent que Mrs Gale commence à perdre un peu les pédales, si l’on nous pardonne cette expression triviale. Il lui dit que la maison est «creepy» (le mot revient plusieurs fois, dans cet épisode, comme dans le remake ; «creepy» signifie «qui donne la chair de poule»), comme si les personnages étaient porteurs d’un écho…
Le visiteur fouille dans le garage, à la recherche d’un écho précisément, et frappe quelques objets. Mais on ne saura pas ce qui va lui arriver. Nous ne le reverrons plus… du moins en vie.
La caméra s’arrête quelques instants sur un couteau dans une coupe à fruits, puis on aperçoit au plafond de l’entrée une peinture qui représente des couteaux. De retour dans la salle à manger – ornée de costumes, mais le thème est moins bien exploité que celui du jeu de cartes dans Le joker, il n’est même qu’un prétexte vite oublié– Mrs Gale s’aperçoit, par la présence de reliefs d’un repas, que quelqu’un a dîné. On remarquera que cette salle à manger est constituée d’arcs gothiques (séquence à 31’59", par exemple). L’atmosphère gothique sera bien plus présente dans le remake, mais elle est déjà en germe ici.
Un homme attend Cathy, assis dans un fauteuil, dans sa chambre. Il a des boutons de manchettes en forme de gouvernail de bateau. Peut–être pour créer une continuité avec la déclaration initiale d’Ola concernant les pirates. Cathy retrouve des fleurs de jasmin par terre en train de mourir… Elle se retrouve enfermée dans la maison : la porte d’entrée est fermée à clef. La caméra s’attarde sur une cage à oiseaux vide, comme pour suggérer la situation de Mrs Gale, par métonymie. Cathy angoisse : ses yeux nous le disent assez. Elle retrouve son livre sur le bras du fauteuil… dans lequel les morceaux de sa photo sont glissés.
Le visiteur se promène dans la véranda de la maison et tripote le sein d’une statue (séquence à 34’13")… Une fausse sonnerie de téléphone sonne et Cathy ne sait plus, dès lors, à quel saint (sans jeu de mots… en fait, si !) se vouer. Retentit alors une sirène puis le cri d’un homme dans la véranda et Cathy se bouche les oreilles, horrifiée. Nul doute que ce genre de réaction ne pourrait être celle d’Emma Peel. C’est dans ce genre de scènes que l’on se rend compte que Cathy est plus «humaine», plus proche de nous qu’Emma. |
Cathy revêt sa fameuse tenue de cuir et se munit de son arme préférée. Elle part à la recherche de son ennemi invisible. Cathy recherche désespérément une lampe de poche dans la cuisine pendant que nous avons encore et toujours un plan fixe sur un saladier de pommes, d’oranges et d’un petit régime de bananes, montagne sur lequel un couteau est à cheval. Ce couteau est un couteau à fromage et non un couteau à fruits ! À moins que les anglais n’aient d’autres mœurs que les nôtres… En effet, il s’agit d’un couteau à bout retourné et divisé par deux fourches et cet objet me donne des idées un peu étranges que je n’ose exposer devant vous… Je ne me risquerai même pas à évoquer le symbolisme patent des pommes et des bananes… Oui, je suis obsédée, mais ce sont les Avengers qui me mettent dans cet état !
Lorsque Cathy part, la main d’un homme caresse une pomme. Oups ! Non, je ne dirai rien. Dans le garage, Cathy est nez à nez avec une Rolls–Royce, qui refuse de démarrer – bien entendu ! C’est à ce moment que la plus belle scène de l’épisode prend place : elle allume les phares de la voiture et elle peut lire sur le mur qui lui fait face ces mots : «Don’t look behind you.» [Ne vous retournez pas.]. Ils sont inscrits à la peinture blanche. Évidemment cette injonction ne peut que susciter la réaction inverse et le regard de Mrs Gale, qui est certainement son atout principal dans son jeu d’actrice (nous l’évoquions dans notre analyse de Monsieur Nounours), est pétrifié de peur pendant quelques secondes. Sur l’autre mur un drôle de graffiti est dessiné et il faut faire un arrêt sur image afin de déterminer de quoi il s’agit (séquence à 38’28") : la tête d’un bonhomme dissimulé à demi, comme quelqu’un qui jouerait à cache–cache. Bizarrement, ce genre de dessins se retrouve dans une scène des New Avengers. Je suis formelle : on retrouve un dessin comparable dans l’épisode intitulé Le château de cartes – House of cards. Il n’y a aucune logique à cela, je ne formule que le fruit d’une observation, facile à vérifier. Les lunettes noires du visiteur sont à terre, Mrs Gale marche dessus. Lorsque Cathy revient précipitamment à la cuisine, affolée, un couteau coupe une pomme en deux sans la diviser entièrement. Nul besoin d’être avide de sous–entendus salaces pour comprendre que ce que nous évoquions à mi–mots plus haut se trouve ici confirmé. En outre, ce qui est coupé en deux se réfère toujours au Joker, dont l’habit, nous le rappelons est scindé, de même l’esprit du pseudo Cavalier…
Une bluette romantique se laisse entendre pendant qu’une voix murmure le prénom de Mrs Gale. Oh ce murmure… Qu’il est tendre et inquiétant… La maison est très obscure, soudain. Cathy allume une petite lampe à pétrole (me semble–t–il) et un homme mouche la flamme d’une bougie. Echange quasi immédiat de lumière et d’ombre entre les personnages. Beauté de ce double geste. Notre homme invisible se cache derrière un masque qu’il tourne vers nous. La voix se fait interrogative, un peu insistante, et Cathy continue d’avancer dans la maison hantée. Hantée par le fantôme d’un amour passé, un amour non réciproque, un amour déçu et trahi. Qu’y a–t–il de plus triste qu’un amour non réciproque ? Sur un miroir un cœur grossièrement dessiné qui enlace deux paires d’initiales CG / MG. Avec quoi ce dessin est–il produit : du rouge à lèvres ?
Cathy découvre le visiteur mort dans la pièce qui recelait le cheval à bascule, des têtes et autres vieilleries ou étrangetés. Il y a même un singe en peluche. La voix s’adresse à Cathy et lui déclare qu’il leur faut discuter. Tout se passe comme si la maison parlait elle–même. Plus cette voix ordonne à Cathy ne n’avoir pas peur, plus celle–ci semble sur le point de craquer – et c’est le but attendu. Lorsque Cathy demande à la voix masculine de sortir de l’ombre (pour entrer dans sa lumière à elle – elle est d’ailleurs toujours porteuse de cette lampe), il faut y voir le moment le plus électrique de l’épisode : leurs deux mondes vont s’unir. L’ombre va entrer dans la lumière et mourir. L’homme déclare qu’il est partout : «I’m everywhere… Everywhere you might hide.» [Je suis partout… Quel que soit l’endroit où vous pourriez vous cacher.]. Toute la maison devient dangereuse tout à coup : l’homme peut être n’importe où. Il le lui dit. Il attend peut–être qu’elle passe devant lui ou bien il lui suffit, peut–être, de tendre la main pour… la toucher. Cathy ne peut plus se cacher, mais cela signifie également, et avant tout, qu’elle ne peut plus rien se cacher à elle–même ! Elle est face à son passé, même si elle ne le sait pas encore. C’est à ce moment que l’on s’aperçoit combien le titre de l’épisode est pervers : il procède par antiphrase [Figure de rhétorique par laquelle, par crainte, scrupule ou ironie, on emploie un mot, un nom propre, une phrase, une locution, avec l'intention d'exprimer le contraire de ce que l'on a dit.] et prend tout son sens à ce moment. D’ailleurs, tout l’épisode est construit selon ce procédé qui emprunte fort à l’ironie.
Les choses ne sont jamais tout à fait montrées ou dites. Il y a plus de suggestion ici et de frayeur que dans Le joker. La méthode est plus efficace, à mon sens.
Il lui énonce les différentes voies de fuite et lui suggère de… sauter dans ses bras. Elle essaie de fuir mais la porte d’entrée est toujours fermée (pourquoi croit–elle que ce fait ait pu changer entre–temps ?). Il lui explique qu’il pleut dehors, peut–être de la même manière qu’il pleut sur son âme, peut–être comme il pleuvait en un autre temps et un autre lieu. Remémoration. Il lui explique qu’il a «tout» fait pour elle. Cette mise en scène est censée évoquer un jour particulier et réveiller sa mémoire qui joue les belles au bois dormant. Nous apercevons l’homme dans un miroir, cernée des barres verticales dont nous parlions… quelques pages auparavant. Un homme moustachu, peu séduisant, presque banal, lui apparaît : elle s’avance vers lui avec son arme en main, pendant qu’il épluche une pomme (il la déshabille si vous préférez…) et se rappelle leur passé en commun. Selon toute évidence, ils se sont connus pendant un bon moment puisqu’il parle d’un restaurant sur la Schillingstrasse (rue du centre de Berlin) où ils avaient leurs habitudes («we used to meet»). Cette soirée est un cadeau. «The best presents are surprises once you’ve said, like…» [Les plus beaux cadeaux sont des surprises, vous me l’aviez dit un jour… ]. Les amoureux aiment faire des surprises à leur élu(e). Sauf qu’il ne peut lui offrir que la mort puisqu’elle ne veut pas de son amour. Il lui demande si le jasmin lui a plu. [Dans le langage des fleurs, le jasmin blanc est le symbole de l'amabilité et de la bonté, en raison de son parfum agréable. On dit aussi que le jasmin blanc signifie «votre premier baiser m'a troublé». Il exprime l'amour naissant ou la sympathie voluptueuse. Certains lui donnent aussi la signification de l'impatience amoureuse. Le jasmin d'Espagne exprime la sensualité. Le jasmin jaune (jasmin d'hiver) veut dire : «je veux être tout pour vous.». Il symbolise aussi la grâce et l'élégance. Dans le nom jasmin, on retrouve les mots arabes yas (désespoir) et min (mensonge).
Cette scène est intense, sans effets pathétiques ou grandiloquents. Elle est simplement belle et c’est infiniment plus touchant que la scène parallèle du Joker.
Il y avait de l’orage, ce jour–là. Il lui avait offert du jasmin. Nous comprenons qu’il a repris chacun des éléments de leur dernier jour pour les rassembler comme les pièces d’un puzzle et les mettre en place aujourd’hui, dans cette maison. Il rassemble les fragments de sa mémoire. Le visage de Catherine était partout, dans les magazines qu’il lisait, jusque dans son propre miroir. Elle était le fond de son âme : tous les miroirs ont un tain. Mrs Gale étame l’existence de l’homme. Martin Gurdmann est le nom de cet homme. Mais beaucoup de critiques ou de résumés de l’épisode parlent de lui comme Martin Goodman. Ils ont tort.
On apprend que Cathy l’a empêché de partir prendre un avion et l’a livré aux autorités. L’homme semble être figé dans le passé. Lorsque Catherine évoque le jeune homme, le visiteur mort, il lui dit qu’il n’était pas «prévu». N’était–il donc pas complice de cette mascarade ?
Lorsque la pomme est épluchée sans que Martin n’ait brisé la peau. Symbole de la continuité de leur histoire commune. Des images s’enchaînent et se superposent : un œil qui a pour prunelle une fleur de jasmin. On ne sait pas très bien ce qui se passe. Tout est distordu et trouble, un peu comme dans le film l’Âge d’or de Bunuel VOIR LA VIDÉO. Unique moment de surréalisme dans cette histoire on ne peut plus prosaïque, bien que transcendée par la passion. Cathy tire une balle. Martin recule et l’on se demande si, à l’instar des personnages d’opéra, il ne va pas mettre quelques minutes avant de s’effondrer, mais il disparaît. Cathy le cherche dans la maison et tombe sur Steed qui lui explique que son revolver était chargé à blanc. Mrs Gale pleure car elle croit avoir tué l’homme. Steed lui explique que tout est truqué et mis en scène dans la maison – truffée de micros qui relaient la voix de l’homme. Steed apprend à Cathy que l’homme a été libéré afin qu’il les mène les autorités à l’argent qu’il a caché, mais qu’il leur a faussé compagnie… L’espace d’un instant Cathy s’imagine que Steed était au courant de tout depuis le début et qu’il l’a délibérément mise dans cette situation affreuse – ce qui en dit long sur l’opinion qu’elle a de lui ! Martin revient sur ses pas, agité de mouvements convulsifs, s’avançant vers Cathy, comme s’il était somnambule. Steed, derrière la porte, lui porte un coup à la nuque. Steed demande tout à trac : «Croyez–vous que je lui ai fait peur ?». Cette infime touche d’humour permet de conclure la scène sans détruire l’atmosphère tragique. Steed sort un briquet et allume une bougie. L’ombre est morte. |
Avouons–le d’emblée : cet épisode est sublime. Et je suis prête à convoquer en duel (une partie de cartes ferait l’affaire) celui ou celle qui oserait contredire cette vérité !
Eros et Thanatos (l’amour et la mort) sont les deux génies tutélaires qui président au déroulement de cette histoire au parfum suranné d’amour blessé et de vengeance. Nous nous enfonçons, peu à peu, dans une ambiance capitonnée à la mode quelque peu gothique. Le mot peut choquer ou intriguer, sauf si nous le replaçons dans le contexte auquel il appartient. Je parle du gothique dans le sens où l’on parle d’un certain courant passé de la littérature anglaise, et dont les représentants sont Horace Walpole, Matthew Gregory Lewis ou encore Ann Radcliffe. Le style littéraire ainsi nommé est le prélude au romantisme. On peut qualifier, sans rien exagérer, de gothique ou de pré–romantique l’atmosphère moirée de cet épisode. Il suffit pour s’en convaincre d’apprécier les lieux, de frôler les armures, de dénombrer les chandeliers, d’écouter Ola ou même d’admirer sa tenue finale, sa sublime robe (chemise de nuit ?) froufroutante, autant d’éléments décalés qui donnent cette sensation. Tout invite nos sens à l’éveil. Les mouvements de caméra sont voluptueux. Les principaux sens du spectateur qui sont convoqués ici sont la vue et l’ouïe, et dans une moindre mesure le toucher par la présence de tissus lourds et soyeux qui garnissent cette étrange maison, par la tenue d’Emma Peel… Autant d’éléments qui donnent à ressentir cette intrigue, au demeurant très sensuelle.
Le titre de l’épisode désigne Max Prendergast. Le joker, c’est lui. Nous allons le démontrer dans ce qui suit.
Le Joker est donc la pièce maîtresse du jeu de l’amour (de la vie, également) et de la mort, et tout l’épisode peut se lire et se comprendre du point de vue de cette opposition. Cette dualité ou dichotomie est marquée par un usage intensif et contradictoire de deux couleurs dominantes : le bleu (dans toutes ses variations, jusqu’au presque noir) et le rouge. En effet, le bleu représente la mort et le rouge la vie (le sang) et/ou l’amour. C’est, par conséquent, le combat de l’amour (Emma Peel) et de la mort (Max Prendergast) qui se joue devant nos yeux. Mais, l’esprit de Prendergast lui–même est coupé en deux : entre la haine et l’amour qu’il porte à Emma, partagé entre la vie et la mort. D’où l’œil bleu de l’homme qui est donné à voir entouré de filaments rouges, au début de l’épisode. Il dira d’ailleurs, à la fin, qu’il est déjà mort.
Précisément, notre regard est très sollicité dans cet épisode.
L’autre sens qui est stimulé est l’ouïe.
Ces deux sens vont nous servir de fil d’Ariane afin de déambuler dans chacune des scènes de cet épisode, ô combien remarquable.
La photo déchirée est un élément presque classique dans les Avengers (Cf. par exemple The house that Jack built) et récurrent au cinéma, mais ce cliché est utilisé précisément à cause de sa valeur de cliché. De même que le personnage du visiteur ou celui d’Ola véhiculent un certain irréalisme…
La photo d’Emma, les rôles d’Ola et du visiteur, la dénomination de joker pour le vilain du jour sont autant de mises à distance du réel pour susciter un effet bien déterminé pour le spectateur. Nous y reviendrons.
Une main déplace un chandelier en argent qui donne d’emblée cette touche gothique, que nous évoquions à l’instant. Cette main est dotée d’une chevalière représentant un as de pique – le pique représente la couleur la plus chère au bridge ; le pique et le cœur sont des couleurs majeures, le trèfle et le carreau des couleurs dites mineures ; le sans atout domine les quatre couleurs – elle caresse, puis découpe, d’abord tranquillement (veut–il fabriquer un puzzle ?), puis compulsivement (la rage succède à la délicatesse de la coupure), une photo de Mrs Peel, dans un magazine. Il n’y a aucune raison de ne pas apercevoir dans ce geste l’évocation d’une «diablerie» («devil mind») : le geste a une connotation sexuelle évidente pour un esprit quelque peu obnubilé par ces choses–ci… En effet, le ciseau pointe et pénètre, jusqu’à déchirer. Le geste évoque la frustration sexuelle dont est victime l’amoureux transi, qui n’a d’autre choix que de convertir sa passion amoureuse en haine.
Cette photographie accompagne un article écrit par la susnommée et qui s’intitule «Better bridge with applied mathematics» [Mieux jouer au bridge grâce aux mathématiques appliquées]. Des rangées de couteaux, pour tout décor, et le balancier d’une horloge, avec des chiffres à moitié effacés, qui marque onze heures et trois minutes. La grande aiguille de l’horloge a la forme d’une paire de ciseaux. Rien n’est laissé au hasard dans la mise en scène, et ce détail n’est relevé que pour en témoigner. Les yeux du spectateur trouveront, où qu’ils se posent, des motifs d’admirer la réalisation : chaque plan est saturé de détails qui n’en sont pas ! Le mouvement de cette horloge accompagne les mouvements de la paire de ciseaux. Cette main peut aussi bien appartenir à un homme qu’à une femme. Mais nous, spectateurs omniscients par la puissance que nous confère le DVD, savons à qui elle appartient !
Une musique inquiétante baigne cette scène, elle ouate nos oreilles, et nous prépare au pire.
Nous voici sans transition dans l’appartement de Steed. Emma Peel sonne et Steed fait un faux pas dans les escaliers, ce qui le conduit à une chute spectaculaire. On se demande même un instant si quelqu’un ne l’a pas poussé tant le vol plané est impressionnant… Mrs Peel entend le bruit et vole à son secours en un clin d’œil, en brisant une vitre pour ouvrir sa porte. Quelle drôle d’idée d’avoir un pan de son appartement en verre, tout près de la porte d’entrée ! John Steed ne craint pas les cambrioleurs…
Steed s’évanouit en murmurant à sa compagne d’aventure : «On a besoin de vous !» («Mrs Peel, you’re needed.»), variation en forme de clin d’œil autour d’une expression rituelle propre à la série. Minuscule digression en guise de petit plaisir coupable de la part de l’auteur de ces lignes : à quoi sert ce genre de phrase témoin, à votre avis ? C’est le type de phrase qui sert de lien entre les personnages et les téléspectateurs, qui indique une complicité, une proximité et l’espoir d’une permanence de la relation, entre eux et nous, dans le temps. Une forme de clin d’œil à nous destiné. Nous usons, souvent, dans notre vie courante, de ce genre de phrases ou de mots témoins, qui lient les jours entre eux et marquent une complicité tendre avec les êtres que nous aimons. Dire, par exemple, chaque soir, à quelqu’un «Faites de beaux rêves» (n’importe quelle phrase peut remplir cet office) a pour fonction de servir de gué jusqu’à demain, de conjurer la peur de la perte… C’est un rite qui n’est pas si anodin qu’il n’y paraît.
Mrs Peel escomptait la présence de son acolyte favori afin de se rendre à une invitation. Elle lui apprend qu’un homme la convie à sa demeure. Y a–t–il de la jalousie de la part de Steed ? Un soupçon, probablement. Il suffit de le regarder pour s’en convaincre. Et ce n’est pas l’âge de l’hôte qui semble rassurer l’agent au melon : «– He’s 75 ! – Never mind, you’ve rejuvenating effects.» [– Il a soixante–quinze ans ! – Qu’importe ? Vous avez des effets rajeunissants !].
On ne doute pas un instant que les charmes d’Emma soient en mesure de réveiller n’importe quel membre assoupi. D’ailleurs, la cheville de Steed semble bénéficier des effets de la présence d’Emma Peel…
L’invitation provient du Cavalier Rusticana (Rousicana ? Les deux noms sont évoqués dans nos sources… ), le meilleur joueur de bridge d’Europe. Notons, au passage une référence, que souligne implicitement Steed, en parlant d’opéra. Le nom de ce joueur évoque l’opéra en un acte, Cavalleria Rusticana (1890) de Pietro Mascagni (1863–1945) (1). Cette référence n’est pas inutile afin de comprendre que nous entrons de plain–pied dans le registre de la passion (contrariée) amoureuse. Il s’agit de la part du scénariste d’une suggestion plus ou moins inconsciente destinée au spectateur.
Qui dit passion contrariée dit violence souterraine du cœur et de l’âme négligés. La haine procède avec autant de raffinement que l’amour. Nous pouvons souligner, dès à présent, que l’amour balbutiant et la haine consommée ont en commun de s’attacher à ce qui n’est pas, à ce qui pourrait être, à l’irréel en somme. Ils vivent dans l’imaginaire.
Notons que Steed est vêtu d’un costume trois pièce rayé gris avec une superbe cravate en soie bleu roy. Première occurrence de cette couleur. Il porte la couleur de la mort sur lui mais il ne le sait pas…
En effet, Max Prendergast s’est échappé de prison et un officier vient avertir Steed : «You know what kind of man he is ? That mad, warped sense of humor.» [Vous savez quel genre d’homme il est ? Il fait preuve d’un sens de l’humour tordu.]. Emma Peel doit être prévenue au plus vite, car elle est impliquée d’une manière assez particulière avec lui, mais Steed décide dans un premier temps de ne pas gâcher son week–end. Cette désinvolture n’est pas crédible. Personne n’aurait l’idée d’agir avec aussi peu de prudence, n’est–ce pas ?
Mrs Peel file vers son destin, à bord d’une Lotus Elan S3, immatriculée SJH499D, d’un bleu glacier. L’arrivée d’Emma est filmée à travers le branchage d’arbres soulevés par la même main qui découpait sa photo. La caméra nous montre en gros plan un œil qui la contemple, bleu surmonté d’un bouton (grain de beauté) marron. Une image audacieuse : une vision en rond, qui suggère l’image telle qu’elle est collée sur la rétine de l’observateur. Il faut admirer et faire un arrêt sur image, car le plan est génial.
Emma frappe à la porte du manoir et une étrange jeune femme la reçoit. Ola Moansey–Chamberlain : «Isn’t that a shriek ?» [N’est–ce pas un son perçant ?]. Moansey était un pirate, souligne–t–elle, sans à propos, pense–t–on. D’ailleurs son discours entier donne ce sentiment. Il paraît inapproprié. Or, Ola joue un rôle : elle contribue à placer Mrs Peel dans une atmosphère d’étrangeté. Le but est de déstabiliser la trop belle Emma.
«Dov’è l’ingresso ?» [Où est l’entrée ?] phrase a double sens… Ola lui tient des propos un peu absurdes : elle lit un livre en italien, parce qu’elle aime la sonorité mais ne connaît pas l’italien… Mais l’italien est la langue de la passion, de l’amor ! «Could almost say that around a lollipop, couldn’t you ?» [C’est comme de parler avec une sucette dans la bouche.]. Objectivement, Ola suscite quelque chose d’érotique en parlant ainsi. Elle assume parfaitement cet aspect de sa personnalité. D’ailleurs son obsession pour sa bouche et ses dents n’est pas anodine. Le ton est maniéré à outrance, non sans raison. Nous y reviendrons.
La scène est filmée avec le même chandelier que celui de la scène initiale au premier plan. Emma apprend que le Cavalier a été appelé à Londres, pour l’IBPC (the International Bridge Player Convention). Ola aime rouler les «r» et elle le fait savoir. Elle ronronne comme une chatte. Elle agace nos oreilles.
Le bleu est la dominante des scènes (tenture et bougies). La petite valise d’Emma Peel est blanche (et vraiment minuscule !!!) avec ses initiales écrites au beau milieu (détail amusant) fait un peu «pauvre». À noter que l’on retrouve cette valise ainsi que sa jumelle dans Faites de beaux rêves – Too many christmas trees mon épisode préféré pour de multiples raisons… Le Cavalier est présenté comme son «oncle» ; elle est sa pupille («ward»), le statut n’est pas clairement défini et l’équivoque de leur relation apparaîtra davantage à la fin. On aperçoit en montant les escaliers, avec Emma Peel et Ola, une immense carte représentant un joker qui s’avère être une sorte de porte en forme de carte qui, une fois tournée laisse apparaître une figure de squelette dans un as de pique (symbole de la mort). Pile et face. Ola parle très librement de son «oncle» comme quelqu’un de poussiéreux, de vieux et de barbant, mais de compréhensif. Elle joue les petites filles capricieuses et continue à mâcher son trognon de pomme en parlant avec Emma. Mrs Peel date la maison d’environ 1620 : il y a beaucoup d’armures en rangée. Ola trouve la maison «dreamy» (deuxième fois qu’elle emploie le mot en quelques minutes). Oui, nous sommes bien dans le royaume de l’imaginaire, du rêve, celui de l’habitant des lieux.
La chambre est luxueuse. Un lit à baldaquin trône, et il y a toujours une dominance de bleu, même la doublure de la valise d’Emma est de cette teinte… Ola babille sans cesse et on aimerait la gifler. Elles redit être «Ola Moansey hypsen Chamberlain». «Hyphen» signifie «trait d’union». Elle demande à Emma si elle sait ce qu’est le «hyphen» et Emma répond, dans la version originale : «a bar sinister» (expression ancienne). En français, nous avons cette traduction : le tiret signifierait une «barre de bâtardise» d’après les sous–titres mais le doublage français occulte absolument tout cela (Cf. dictionnaire Webster pour obtenir davantage de précisions) !!! Le trait d’union unit deux mots ou deux êtres, qui demeurent séparés, à savoir non unis, non mariés. Ola parle de sa lignée : on en revient toujours au pirate. Ola est actrice, c’est–à–dire qu’elle a décidé de l’être ! On reconnaît à cette déclaration l’insolence et l’enthousiasme de la jeunesse. Pendant leur conservation, Emma sort plein de vêtement de sa petite, très petit valise (comment fait–elle ?), et Ola fait son numéro. Ola n’arrête pas de lui montrer ses dents. Elle est obnubilée par cela. A–t–elle envie de mordre autre chose qu’une pomme ?
Ola regarde à la fenêtre et aperçoit un homme au moment où elle dit qu’il n’y a pas eu de meurtrier non plus dans la famille. La même petite musique inquiétante résonne. Ola répète par la énième fois qu’ils sont «au bout du monde» et que «personne ne reste bien longtemps ici». Ceci prend des allures de mise en garde. Mais Emma donne l’impression de n’être qu’un peu impatientée par le verbiage incessant d’Ola. Mrs Peel a des nerfs très solides.
En renversant un objet, Steed s’aperçoit qu’il n’est pas tombé accidentellement dans son escalier, car un fil de nylon avait été tiré des deux côtés. Il s’empresse de téléphoner à Georges pour avoir l’adresse du Cavalier, pendant qu’Ola s’acharne avec un plaisir évident sur un poisson au moyen d’un gros hachoir. La scène est à la fois hilarante et angoissante.
Gros plan sur l’horloge entière qui marque cinq heures vingt. Ola porte la scène suivante un pull très bleu. Le joker est à moitié bleu également. On aperçoit Emma Peel vêtue d’un soutien–gorge noir. Elle enfile un ensemble de soie japonisant de couleur rouge (elle est arrivée vêtue de tilleul et de jaune, et cet habit marque une étape : elle entre dans le jeu, sans même le savoir) qui se boutonne dans le dos et elle parvient très bien à le faire seule. Je suis persuadée que l’homme qui l’observe aurait aimé l’aider…
En effet… Un petit œilleton découpé dans sa tenture se lève et on aperçoit l’œil qui la dévisage pendant son habillage. Cette vision par la prunelle de l’homme est très belle et inquiétante. On aperçoit même les vaisseaux sanguins de l’homme (du rouge) qui entoure cette pupille pour nous transparente. L’œil est bleu, bien entendu… Il y a un bouquet de roses rouges dans la pièce.
Ola annonce l’heure du repas au moyen d’un gong. Le «Cavalier» est strict : on dîne toujours à huit heures du soir. La régularité de métronome sied aux obsessions. Emma aperçoit un rai de lumière à travers une porte. La salle à manger se trouve dans une pièce entourée de cartes géantes. La nappe est rouge sang. À chaque fois que l’on passe la porte, soit le joker soit l’as de pique à tête de mort nous montre sa face. Ola souligne que le vin est rouge. Elle s’excuse parce que le vin rouge ne va pas avec le poisson (blanc). Ola : «Bells are ringing and bringing me to you» [Les cloches sonnent et m’amènent à vous]. Toutes les phrases d’Ola ont une musicalité particulière, combinaison d’assonances et d’allitérations qui ajoutent à l’invraisemblance de son être et à la sonorité ou tonalité particulière de l’épisode. L’épisode tout entier est très sonore et je ne parle même pas de la musique. Les bruits sont extrêmement intéressants à percevoir. Ce genre de détails sonores ou ceux qui sont visuels, abondants dans l’épisode, ne sont pas nécessairement expliqués ou explicités par des paroles témoignent à quel point il y a plusieurs niveaux de langage dans cette histoire : celui, évident, que comprend le spectateur et qui est le langage explicite, celui des mots et des gestes des personnages, échangés entre eux et, celui des sons, qui expriment une progression, mais aussi une émotion sous–jacente, et celui des images, qui exprime encore autre chose. La réalisation nous permet d’accéder à différents niveaux de conscience ou d’inconscience grâce à ces divers langages superposés. Grâce à cela, cet épisode–ci est sûrement le plus intelligent de la série tout entière, ou l’un des plus remarquablement subtiles.
Ola laisse manger Mrs Peel seule. L’horloge se trouve dans la cuisine, on la voit maintenant tout entière avec sa «cabane» en bois et Ola sort en donnant une caresse à la rangée de couteaux. Le téléphone sonne et Ola prétend qu’un ami est malade. Elle doit laisser Emma seule, encore un peu plus seule. Elle lui recommande de fermer la porte à clef derrière elle. Emma lui prête sa voiture et se retrouve donc coincée dans cet endroit. Le village est à 5 miles. Même la nuit est bleue et non noire. On aperçoit quelqu’un derrière la porte d’où sortait le rai de lumière. Les rideaux de la cuisine sont d’un bleu ciel. L’horloge égrène le temps. Emma sirote un whisky pendant qu’elle entend des pas à l’étage. Un gramophone est dans la chambre d’Emma et une multitude de disques à sa disposition. «Mein Liebe, mein rose» – Carl Schmidt. Deutsche Phon – R326 – 78RPM un domino gravé dessus. Tous ont ce titre. L’idée de cette répétition donne à ressentir un malaise, celui d’une obsession, celui d’une circularité (le disque est un cercle, comme le temps est un éternel retour). Emma revient vers son passé qui coïncide à ce moment précis avec son présent.
Elle prend un livre, avec une main noire sur la couverture et dont le titre est «trump hand» (terme de bridge, dans le cas présent) en rouge dégoulinant, comme du sang qui coulerait. Humour quelque peu dérangeant et plaisant, parce qu’indice d’un second degré. Lorsqu’elle ouvre les rideaux du baldaquin, elle constate que des roses rouges ont été déposées sur chaque oreiller. Emma ne s’inquiète pas encore et s’apprête à lire quand un bruit de ressort l’alarme un peu. C’est un fauteuil à bascule qui bouge seul ! Les bougies ont beaucoup brûlé. La fuite du temps est ainsi marquée. Elle découvre une forme dans un lit et il s’avère qu’une armure est couchée. On voit néanmoins quelque chose bouger au pied du lit. Un bruit de sonnette retentit, c’est celle de la porte. Un homme affublé de larges lunettes noires demande à Emma si elle le reconnaît, puis ajoute qu’il voyage incognito. Il dit qu’il pourrait être le Baron von d’Urfy à la recherche d’une demeure pleine de majesté. Il est évidemment habillé de bleu marine avec un col d’un bleu plus clair qui dépasse en dessous.
«Plastic surgery. That’s why you didn’t recognize me.» [Chirurgie plastique. C’est pourquoi vous ne m’avez pas reconnu.] Comme cela nous rappelle le film de Capra, Arsenic et vieilles dentelles. Ce n’est pas la première fois que nous sommes en présence avec une référence de ce type dans la série !
L’autodérision est de mise dans le scénario : «Tender young woman alone in this great big house. Mysterious stranger comes to the door : May I use your phone ? (…) the wires have been cut.» [Une tendre et jeune femme, seule dans cette grande maison. Un mystérieux étranger sonne à la porte. Puis–je utiliser votre téléphone ? (…) Les fils ont été coupées… ]. Et c’est vrai. Il le dit deux fois et la deuxième fois montre avec la main le résultat de cette pseudo–prédiction…
John Steed fait appel à son ami, Georges, militaire, et découvre que la maison du Cavalier est inoccupée car celui–ci est parti en voyage… Georges ramasse une carte qui représente un joker, mais cette carte est truquée : une lame de rasoir est collée sur son dos et Georges se coupe et tombe raide. Mort ? On peut le supposer.
Tous les personnages parlent comme des personnages de théâtre, et on ne peut s’empêcher de les trouver caricaturaux. Le visiteur et Ola marquent l’autodérision dans cet épisode. Le fait que le visiteur ou Ola (surtout Ola) sur–jouent en quelque sorte a pour but de montrer que nous sommes dans le registre d’une fiction à l’intérieur de la fiction. Expliquons–nous. Si Ola ou le visiteur aux faux airs de Peter Lorre jouaient «normalement», comme s’ils voulaient nous donner à croire à leur personnage de manière immédiate, nous resterions aux portes de l’histoire, parce que nous ne pourrions adhérer à ce qui est donné à voir et à entendre. C’est uniquement parce que le comportement d’Ola ou celui du visiteur est invraisemblable qu’ils suscitent un intérêt, plein d’inquiétude, en nous.
Emma, impatientée, finit par le mettre à la porte et découvre un cigare en train de se consumer sur la table de la salle à manger. Son visiteur lui avait bien dit qu’elle n’était pas seule dans cette maison ! Le cigare qui se consume, les bougies qui meurent, le fauteuil à bascule qui bouge, l’horloge, tout ces éléments marquent, une fois de plus, la fuite du temps.
Il est l’heure de préciser notre interprétation quant à l’usage des couleurs dans cet épisode. Le joker a trois couleurs : le rouge, le bleu et le jaune. Le Joker n’est pas une carte qui sert à jouer au bridge. C’est une carte qui est hors jeu en quelque sorte et qui a une histoire intéressante qu’il n’est pas inutile d’évoquer afin d’en comprendre le sens dans cet épisode. Cette carte est apparue au XIXe siècle. Le joker est souvent appelé le «fou» (l’adversaire de Batman est d’ailleurs inspiré de cette carte à jouer) et il ne désigne pas seulement la carte à éviter dans certains jeux ou celle qui peut bloquer un jeu ou remplacer une autre carte, mais également le personnage qui a de l’humour, mais un humour mauvais. L’étymologie du mot est tellement évidente que l’on finit par l’oublier : to joke signifier plaisanter, probablement emprunté au latin jocus, le jeu, la plaisanterie. Le titre de l’épisode devient évident et pleinement justifié.
Le joker des Avengers doit être considéré dans son lien de filiation avec le Joker de Batman, l’ennemi de l’homme aux grandes oreilles pointues. Ce personnage est apparu en 1940 dans le premier numéro du comic book, créé par Bob Kane et Jerry Robinson. Le personnage a été inventé à partir de la carte à jouer du même nom, qui représente un fou, comme chacun sait. Il est donc celui qui rit, mais d’un rire sardonique. Ce personnage psychopathe emprunte également des traits au personnage du film intitulé, The man who laughs, d’après… Victor Hugo ! Il est désigné comme «the Clown Prince of crime» [le clownesque prince du crime] ou bien «the Harlequin of Hate» [l’Arlequin de la haine] – voir le tag de l’épisode, où les jokers sont des Arlequins !). Ce qui ne varie jamais, c’est le sens de l’humour tordu dont il fait preuve (Cf. la qualification qu’en donne George, l’ami de Steed).
De retour dans sa chambre, Emma constate que le livre qu’elle avait trouvé a changé de place. En effet, la main, dont un des doigts est couronné par une chevalière, ayant pour tête un as de pique, l’a déplacé. Les roses du vase sont tombées à terre… et les têtes ont toutes été sectionnées. Le symbolisme est fort. Pourtant, Emma ne s’affole pas quand nous serions probablement terrorisés à sa place. 7 têtes de roses à terre et Emma n’en ramasse que 5. C’est alors qu’elle trouve dans les pages du livre sa photo façon puzzle. La séquence située vers 28'10" est particulièrement intéressante. En l’espace de quelques secondes nous avons la juxtaposition de l’œil d’Emma découpé qu’elle tient, l’œil de l’homme qui contemple par l’œilleton et le phare de la voiture de Steed, qui est une sorte d’œil dans la nuit.
Steed, muni d’une lampe de poche, arrête sa voiture on ne sait où et nous pouvons lire un panneau qui dit «From this point you have a breathtaking view of our counties.» [À partir de cet endroit, vous avez une vue époustouflante (à couper le souffle littéralement) de nos terres]. Cette remarque humoristique, quand on songe à l’épais brouillard qui recouvre tout, permet d’apaiser un instant la tension dramatique.
Emma reconstitue le puzzle et demeure toujours parfaitement maîtresse d’elle–même. Elle saisit sa petite valise et en extirpe un revolver. Elle essaie de forcer une porte quand le téléphone se met à sonner… alors qu’il était censé être coupé. Mais il est bel et bien coupé. C’est donc un son surgi de nulle part qui retentit et qui n’est que l’annonce d’une concaténation de bruits plutôt inquiétants dans l’ensemble. Un large couteau est planté dans le mur. Emma s’en saisit. La menace se précise toujours plus.
Dans un garage, Ola et le visiteur parlent. Une poignée d’argent est jetée sur le capot par une main sans corps. «Il n’y en que la moitié !» s’indigne le visiteur. Ola rétorque : «The scream. You haven’t given us the scream.» [Le cri. Vous n’avez pas poussé le cri.] – on peut traduire aussi, plus élégamment que les sous–titres ne le font, par «Vous ne nous avez pas donné le la.». Il pousse donc le cri et demande si c’est bien. «We’ll make it easy for you.» [On va vous y aider à y mettre davantage du vôtre.] répond Ola. Une main armée d’un pistolet le met en joue et il pousse un cri beaucoup plus convaincant. Cet humour morbide est très bien venu ! C’est exactement le même type d’humour que celui qui sévit dans Arsenic et vieilles dentelles. Je suppose que ceci n’est pas entièrement le fait de mon imagination ou tout à fait fortuit.
En farfouillant dans la voiture, qui se retrouve dans le garage, Emma trouve un corps, mais il s’agit d’un grossier mannequin (comme l’armure trouvée dans le lit précédemment). Il y a beaucoup de faux–semblants et de trompe–l’œil disposés pour Emma dans la maison, qui ne sont que préludes au face à face final. La mort n’est que suggérée. Toute cette mise en scène ressemble à des préliminaires amoureux. Seul un amant pourrait manifester autant de soin pour la dame de ses pensées ou de ses préoccupations les plus intenses : la mise en scène de la maison tout entière est comme un cadeau que Max offre à Emma. Tout est fait et disposé rien que pour ses yeux…
Le bruit de la bouilloire la rappelle à l’ordre. La symphonie de bruits et de sons se poursuit. À 31'53", on s’aperçoit que la carte du joker, en haut de l’escalier a changé ou plus exactement on la voit en intégralité : à sa ceinture, pend un bâton au bout duquel est fiché une tête, un peu à la manière d’un sceptre et Emma reste figée quelques secondes dans cette contemplation. Jusqu’à présent, nous n’avions pas remarqué cet attribut, car la caméra l’évitait. Emma se précipite vers ce joker qui la nargue, quand une sonnette retentit. Elle a été jetée sur la table, sur la nappe rouge sang. «Who is it ? Who are you ?» [Qu’est–ce que c’est ? Qui êtes–vous ?] – à noter la progression qui s’exprime au travers de ces deux questions : de l’impersonnel, l’héroïne passe au personnel – s’exclame Emma, quelque peu paniquée. La peur s’infiltre en elle par touches, comme dans l’esprit du spectateur, comme une montée du plaisir mêlé de peur. Une voix qui semble sortir des entrailles de la maison murmure : «Emma. Dear Emma.» [Emma. Chère Emma.].
Alors, la carte du joker a été retournée et l’as de pique qui symbolise la mort est face à nous. Emma essaie de sortir mais elle ne peut déverrouiller la porte. C’est alors qu’elle a un petit sourire de défi au coin de la bouche, ce fameux petit sourire emmapeelesque dont elle ne se départ jamais et qui est son blason en quelque sorte (Cf. séquence à 33'04")… Emma prend presque du plaisir à ce jeu malsain.
Une main désassemble les morceaux de la photo d’Emma. Cette dernière entend des voix qui semblent provenir de l’étage. C’est le fameux disque qui est en marche.
L’as de pique est étrange car il est entouré de pique, de trèfles, de cœurs et de carreaux. Gros plan à 33'59". Cette tête, si on la regarde de près, représente le cadavre d’Emma. La tête de mort a des cheveux et une coupe qui ressemble étrangement à celle d’Emma.
La chambre d’Emma est remplie de fleurs, des roses rouges essentiellement mais pas uniquement, coupées ou non. On a l’impression d’une chambre mortuaire.
Emma perd enfin son sang froid et brise le disque. Un bruit de fauteuil à bascule prend le relais. Il n’y a aucun silence dans cet épisode. Cette concaténation de sons est très remarquable. Un homme est assis. C’est le visiteur, mort, qui s’effondre aux pieds d’Emma.
Pendant ce temps, Steed fend le brouillard à la recherche de sa partenaire.
La maison est désormais remplie de fleurs. On se croirait dans une maison funéraire. Des roses rouges coupées de fleurs jaunes ou blanches. Le jaune étant la troisième couleur mise en scène dans cet épisode. C’est une couleur neutre, qui symbolise le passage qui existe entre le bleu et le rouge.
Toute la maison parle maintenant : «Emma. Emma Peel. Dear Emma.».
La voix prétend être celle d’un «vieil ami». Il dit être partout où elle pourrait avoir l’idée de fuir : «I’m inescapable.». Il se met à jouer avec elle : «It’s a puzzle, isn’t it ?». L’homme est dans la salle à manger. On ne voit pas son visage, dissimulé de manière (in)opportune par un chandelier (38'25"). Gros plan sur sa bouche… et ses dents. «You face was always so perfectly symmetrical.» Le joker est toujours coupé en deux. D’où cette réflexion. Il caresse une photo d’Emma non découpée. On voit sa main, son œil, mais pas encore le visage complet. Lui aussi est puzzle pour nous, grâce à la caméra. Il découpe cette photo et dit à Emma qu’elle doit se souvenir de la chanson. Il semble obsédé par les yeux d’Emma qu’il ôte avec soin… : «not an eye out of place» [Pas un œil mal placé… ]. Emma est symétrique, parfaite, quand le joker est également symétrique (coupé dans le sens longitudinal) mais les deux côtés ne sont pas identiques chez lui. Il n’a pas une personnalité unifiée, mais manifeste une forme de schizophrénie.
Ils se sont connus à Berlin. Emma souffle son nom : «Prendergast». «Gast», en allemand, signifie l’hôte mais aussi l’intrus, l’étranger, à l’instar du joker, qui est une carte qui ne sert pas au bridge. Ce nom de famille a déjà été utilisé dans un épisode de la saison 4 des Avengers, Silent dust – La poussière qui tue. L’homme nommé par la bouche aimée peut être vu. Il a une jolie tête de fouine, bien vicieuse, bien sadique, la tête de l’emploi, somme toute ! Il lui dit qu’au fond elle a toujours su qui il était. Il lui avoue qu’il l’a aimée. Elle l’a piégée sentimentalement pour l’empêcher de fuir : «You flattered me outrageously» [Vous m’avez flatté effrontément]. Aucune précision n’est donnée mais il est légitime de se demander jusqu’où Emma est allée avec cet homme, si l’on tient compte de l’adverbe employé : «– I loved you, Emma. – That was your weakness.» [– Je vous aimais, Emma. – Ce fut votre faiblesse.].
Comment peut–on ainsi mépriser l’amour d’un homme ? Cet échange de paroles nous donne une image un peu cruelle d’Emma et je trouve difficile, pour ma part, de ne pas éprouver de pitié pour Max… et de reprocher à Mrs Peel son manque de cœur ! Elle est sûrement plus une dame de carreau que de cœur, car son ton est coupant. Emma reproche à son joker de ne pas faire cas des vies humaines (puisqu’il tue sans états d’âme) mais n’est–elle pas, dans une certaine mesure, aussi insensible que lui, puisqu’elle l’a tué également, mais en le laissant en vie – ce qui est peut–être la pire manière de tuer ? Max Prendergast, lui, continue à tuer métaphoriquement Emma en découpant sa photo pendant qu’il lui parle. On a quelque peu pitié de cet homme, qui avoue être mort pendant son emprisonnement. Il avait droit à des magazines dans lesquels il voyait, parfois, la photo d’Emma et la découpait avec des ciseaux en plastique, parce qu’il n’avait droit qu’à des ciseaux en plastique. Cette précision est un peu détonante. À quoi servent des ciseaux qui ne coupent pas et quel intérêt de lui en fournir en prison ?
Il s’approche d’elle, avec une véritable paire de ciseaux (symbole phallique), mais Emma, qui s’est pas dessaisi de son arme, ne tire pas et on ne comprend pas pourquoi. Soudain apparaît Ola, vêtue d’une sorte de robe, ou de chemise de nuit, blanche, froufroutante à souhait, à la mode très ancienne. La tenue d’Ola est fantomale, comme pour exprimer que la compagne de Max ne peut qu’appartenir au monde des non–existants. Prendergast dit qu’il n’est plus seul désormais et Ola, de son ton enfantin, empreint de candeur ou de fausse innocence, autre versant de la perversité, déclare : «He’s going to kill you. He said I can watch. [Il va vous tuer et il me permet de regarder.].
«I’m dead, Emma. You can’t kill me twice.» Emma tire… mais les balles sont à blanc. Il y a bien un jeu de mots ou de situations qui évoque que le blanc ou le jaune sont des couleurs neutres. En revanche, le revolver d’Ola semble chargé pour de vrai…D’ailleurs elle tire dans un pique du costume du joker pour le lui signifier. Mais Emma sait se défendre… et elle le prouve !
Max aimerait bien planter ses ciseaux dans Emma – métaphore sexuelle évidente. Puisqu’elle ne l’aime pas, il doit la tuer. Mais la chanson retentit et cela déconcerte suffisamment Max pour qu’Emma se dégage de son étreinte et reprenne possession d’une arme. Max est pétrifié : la carte du joker s’avance vers lui et l’assomme (cette scène est très drôle mais malvenue). Bien sûr, Steed est derrière ! Pourtant ceci ne joue pas en faveur de l’interprétation qui voudrait laisser croire que le joker est Steed. Lui, il est hors jeu, dans cette histoire. Il est peut–être le roi de cœur. Il demande à sa partenaire s’il doit la ramener à la maison ou bien si elle préfère rester jusqu’à lundi. La nuit est morte et a laissé place au jour. La vie et l’amour sont vainqueurs. Le regard d’Emma à Steed est énamouré. Nous sommes ramenés à la réalité et l’on m’autorisera à regretter la fin sans panache de Max Prendergast.
(1) Cavalleria rusticana (Pietro Mascagni), livret de Menasci et Targioni–Tozzetti, d’après des extraits de la Vita dei campi [La Vie des champs] de Giovanni Verga, créé à Rome en 1890. Cavalleria rusticana est un drame de la jalousie, inspiré par un sanglant fait divers. L’action se situe dans un petit village de Sicile au XIXe siècle : Santuzza est devenue la maîtresse de Turridu lorsque, à son retour de l’armée, le jeune homme avait trouvé Lola, sa fiancée, mariée à Alfio. Mais Lola renoue de tendres liens avec Turridu et Santuzza, bafouée par celui qu’elle aime, révèle à Alfio son infortune. Lors du banquet donné à la sortie de la messe de Pâques, ce dernier provoque son rival et le tue. Les femmes s’effondrent, désespérées (elles auraient dû y songer avant ! Les femmes manquent souvent de jugeotte !). On a coutume de voir, ici, la première manifestation du vérisme – le terme de vérisme, qui s'était imposé pour désigner un mouvement littéraire italien réuni autour de Giovanni Verga, en vint, par extension, à s'appliquer à un style de théâtre musical, également d'origine italienne, qui s'est inspiré de son esprit et de son esthétique, à la fois en réaction contre l'influence de Wagner et conformément à l'évolution des conditions de vie attirant à l'opéra un public toujours plus large, sinon plus éclairé. |
4. En guise de conclusion |
Le titre, en lui–même, est une promesse qui sera tenue haut la main. Il fait partie des meilleurs épisodes avec Cathy Gale. Et pourquoi ne faudrait–il pas se retourner au fait ? Qu’y a–t–il derrière nous ? Une ombre, le passé. C’est bien de cela dont il s’agit. Le titre est parfaitement choisi : évocateur et tentateur.
Cet épisode est plus grave que son pendant en couleur. L’émotion y est plus à fleur de peau et, en ce sens, il présente une autre version, tout aussi crédible, belle et intéressante que l’autre. Les deux Ola sont incomparables. Il ne me viendrait pas à l’esprit de mettre en regard l’une de l’autre leur prestation. Celle de la version en noir et blanc est bien plus inquiétante et paraît plus cinglée, tandis que son double donne davantage l’impression de jouer et d’être perverse. Cet épisode réalisé avec moins de moyens que l’autre provoque la sensation que tout a été mis en œuvre pour offrir au spectateur le meilleur, ne serait–ce que par l’usage de l’espace (tout est rempli) et le jeu des ombres.
L’autre point sur lequel il faut insister est la personnalité de Cathy : somme toute, Cathy est plus «réelle» qu’Emma qui, forte de son statut d’héroïne immortelle, est plus détachée face aux sentiments de peur et d’angoisse. Il est évident que le spectateur vibre plus avec Cathy face au danger qu’avec Emma… Etonnant si l’on songe que, souvent, bien des fans estiment que Cathy est plus masculine, plus virile que la «douce» Emma… |
Un très bel épisode, peut–être le plus beau de cette saison. En plus d’un scénario épatant, d’une mise en scène lissée à l’extrême et d’un usage des couleurs magnifique, cet épisode recèle une émotion particulière. On le rapprochera de Caméra meurtre – Epic et de L’héritage diabolique – The house that Jack built. Emma Peel y tient le premier rôle et elle nous donne peut–être ici sa meilleure prestation dans la série. L’esthétique n’a jamais été poussée aussi loin pour un épisode, à nos yeux, en tout cas. Et ne parlons même pas de la musique de Laurie Johnson qui trouve ici son plus bel écrin, à moins que ce ne soit elle qui ne soit l’écrin des images…
Si l’on voulait manifester un esprit chagrin, on pourrait regretter deux choses :
– Pour une fois, l’humour final est malvenu. La manière dont Steed ridicule l’amoureux transi en l’assommant gâche le final. L’humour contenu dans ce geste sonne faux et mal dans cette atmosphère tragique. Steed ne sert à rien dans cet épisode et l’on aurait pu se passer de sa présence…
– Dans l’épisode originel, les sentiments de Cathy Gale face à son amoureux transi sont bien plus équivoques, et donc beaucoup plus intéressants à analyser.
À voir impérativement en compagnie de son double, issu de la saison 3. |
Techniquement parlant, Le joker est un cran au–dessus de Ne vous retournez pas, mais les moyens mis en œuvre ne sont pas non plus égaux. L’usage de la couleur, dans le cas présent, désavantage Ne vous retournez pas, malgré les beaux jeux d’ombres et de lumière. En outre, Le joker a une dimension en plus par rapport à son prédécesseur : les sons, la musique sont des personnages à part entière du récit, tandis que Ne vous retournez pas est assez insipide de ce point de vue.
Mais, ce qui est à ajouter au crédit de Ne vous retournez pas n’est pas sans poids et fait pencher la balance en faveur de Cathy Gale. Je veux parler de la psychologie des personnages, qui est un élément essentiel dans toute histoire, l’élément qui permet un lien primordial entre le spectateur et l’histoire qui l’accapare. Or, Ne vous retournez pas est plus riche à cet endroit. Il me semble que l’identification avec Cathy Gale ou son amoureux transi est plus aisée qu’avec leurs inverses colorés. Les personnages de Ne vous retournez pas sont plus profonds, plus humains, moins caricaturaux. La complicité entre eux et nous est plus forte.
Je suis épatée par Le joker et émue par Ne vous retournez pas. Nul doute que je préfère l’émotion, la mélancolie, véhiculées par des personnages, à l’admiration froide suscitée par une certaine perfection de l’image ou de la structure narrative. |
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